Le Soufisme : Héritage spirituel de l’islam
Le taṣawwuf (soufisme) fait partie des sciences religieuses ayant émergé au sein de la communauté musulmane. Toutefois, la voie des soufis (ṭarīqat aṣ-ṣūfiyya) n’est en réalité ni nouvelle ni étrangère à la tradition islamique. Elle a toujours existé parmi les salaf (pieux prédécesseurs) de cette umma (communauté), tant parmi ses illustres figures que parmi les ṣaḥāba (compagnons du Prophète), les tābiʿīn (successeurs), et ceux qui leur ont succédé.
Cette voie est celle de la ḥaqq (vérité) et de la hidāya (guidée). Elle repose sur le dévouement à l’ʿibāda (adoration), le renoncement au monde et à ses attraits (zuhd), ainsi qu’à tout ce qui attire les âmes : plaisirs, richesses, prestige. Elle s’accompagne aussi de la khalwa (solitude) pour se consacrer entièrement à l’adoration. Ce mode de vie était répandu parmi les ṣaḥāba et les salaf vertueux.

Cette voie initiatique a été transmise par la source de toute effusion et générosité (manbaʿ al-fayḍ wa-l-jūd), notre maître Muḥammad ﷺ, à son intime compagnon, le véridique suprême, notre maître Abū Bakr aṣ-Ṣiddīq – qu’Allah l’agrée –, qui la transmit à notre maître Salmān al-Fārsī – qu’Allah l’agrée. Le Prophète ﷺ la transmit également à son cousin et gendre, la Porte de la Cité de sa science (bāb madīnat ʿilmih), le prince des croyants, notre maître ʿAlī ibn Abī Ṭālib – qu’Allah anoblisse son visage (karrama-Llāhu wajhah). À son sujet, le Prophète ﷺ déclara :
« Je suis la Cité de la Science, et ʿAlī en est la Porte. »
De ʿAlī – qu’Allah l’anoblisse –, cette voie fut transmise à son fils bien-aimé, la lumière de ses yeux, l’Imām al-Ḥusayn – qu’Allah l’agrée –, puis à son fils, l’Imām Zayn al-ʿĀbidīn, ensuite à l’Imām Muḥammad al-Bāqir, puis à l’Imām Jaʿfar aṣ-Ṣādiq – qu’Allah les agrée tous.
À travers la transmission des tābiʿīn et des générations suivantes, cette voie se diffusa à des millions de chercheurs de vérité. Rares sont ceux qui ont marqué l’islam par leur science et leur vertu sans avoir reçu cette voie initiatique reliée, par chaîne continue (silsila), à l’Envoyé d’Allah ﷺ. Parmi ces figures, on peut citer :
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le sultan des muwahḥidīn (monothéistes), Ḥasan al-Baṣrī – qu’Allah sanctifie son secret,
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le sultan des ʿārifīn (gnostiques), Abū Yazīd al-Bisṭāmī – qu’Allah sanctifie son secret,
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le maître des Afrād (Singuliers), Abū al-ʿAbbās al-Khiḍr – qu’Allah sanctifie son secret,
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le shaykh Sārī as-Saqaṭī – qu’Allah l’agrée,
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le modèle de perfection Shaykh Junayd al-Baghdādī – qu’Allah l’agrée,
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le shaykh Abū Bakr ash-Shiblī – qu’Allah l’agrée,
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l’imam des véridiques, Shaykh ʿAbd al-Qādir al-Jīlānī – qu’Allah sanctifie son secret,
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le maître de la ḥaqīqa et de la ṭarīqa, Shaykh Nūruddīn Abū al-Ḥasan ash-Shādhilī – qu’Allah sanctifie son secret,
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ainsi que son maître, l’illustre savant Shaykh ʿAbd al-Salām ibn Mashīsh – qu’Allah sanctifie son secret.
Tous ces maîtres ont insisté sur le fait que l’accès à la science intérieure (ʿilm al-bāṭin) nécessite impérativement la compagnie et l’enseignement d’un shaykh murshid (guide spirituel), pour celui qui souhaite atteindre la maʿrifa (connaissance intérieure) d’Allah. Elle ne peut être obtenue par la seule lecture des ouvrages, car en dépend profondément la réalisation du sens du hadith :
« Takhallaqū bi-akhlāq Allāh – Revêtez-vous des attributs d’Allah »
Lorsque l’amour du bas-monde (dunyā) se généralisa à partir du deuxième siècle de l’hégire, et que les gens se tournèrent vers les mondanités, ceux qui s’étaient voués à l’adoration furent appelés ṣūfiyya ou mutaṣawwifa.
Al-Qushayrī – qu’Allah lui fasse miséricorde – affirma que ce terme (ṣūfī) n’a pas de racine attestée dans la langue arabe ni d’étymologie certaine. Il pourrait s’agir d’un sobriquet. Certains le rattachent au ṣafā’ (pureté), d’autres au ṣifa (attribut), d’autres encore au ṣūf (laine), car ces ascètes portaient souvent des vêtements de laine en signe de dépouillement. Ce dernier avis est le plus probable, car ils se distinguaient des gens du luxe par cet habit simple. Par leur zuhd (détachement), leur khalwa (solitude), et leur ʿibāda (dévotion), ils ont fini par développer des méthodes propres à leur voie de compréhension et de cheminement.
Sidi Aḥmad Tijānī – qu’Allah sanctifie son précieux secret – disait :
« Sache, ô toi qui es en quête de la voie d’Allah, ô toi qui désires Son amour et Sa proximité, que tout cela se résume en trois stations : l’Islam, l’Imān et l’Iḥsān. »
L’Islam (soumission) consiste à adorer Allah. L’Imān (foi) implique de se tourner entièrement vers Lui. Quant à l’Iḥsān (perfection), il repose sur la contemplation d’Allah comme si tu Le voyais. Ces trois stations correspondent respectivement à :
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la Sharīʿa (la Loi divine),
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la Ṭarīqa (la Voie initiatique),
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la Ḥaqīqa (la Réalité spirituelle).
Trois groupes spirituels se distinguent ainsi :
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Ahl aẓ-ẓāhir (les gens de l’apparence) : ceux qui se limitent à la Sharīʿa sans chercher à aller plus loin.
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Les soufis : ceux qui unissent la Sharīʿa et la Ṭarīqa.
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Les ʿĀrifūn bi-Llāh (les Connaissants en Allah) : ceux qui embrassent les trois stations. Ils atteignent la Ḥaqīqa et vivent dans l’irradiation constante de la Présence divine. Ils n’ont d’autre but, d’autre amour, ni d’autre préoccupation qu’Allah. Ils ne peuvent, ne serait-ce qu’un instant, se détourner de Sa Présence. Leur état est une contemplation ininterrompue, en tout temps et en tout lieu.
L’être humain, en tant que tel, se distingue des autres créatures vivantes par la perception et la connaissance. Celles-ci se manifestent sous deux formes principales :
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Une perception des ‘ulūm (sciences) et des ma‘ārif (connaissances), allant de la certitude (yaqīn) au doute, voire à l’illusion ;
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Une perception des aḥwāl (états spirituels), tels que la joie, la tristesse, la contraction (qabḍ), l’expansion (basṭ), le contentement (riḍā), la colère, la patience, la gratitude (shukr), et autres.
C’est à travers ces perceptions, ces volontés et ces états que l’esprit (rūḥ), qui gouverne le corps, s’exprime. L’être humain s’en distingue fondamentalement. Ces réalités s’entrelacent et se nourrissent mutuellement : la science découle des preuves, la joie ou la tristesse naît de la perception du plaisir ou de la douleur, la vigueur engendre l’énergie, la fatigue engendre la lassitude, etc.
De même, le murīd (aspirant spirituel), dans son effort (mujāhada) et sa pratique dévotionnelle, voit naître en lui un ḥāl (état spirituel) issu de cette lutte intérieure. Cet état peut devenir une forme d’adoration stable, s’enracinant en lui pour se transformer en maqām (station spirituelle), ou demeurer passager — tristesse, joie, ardeur, fatigue ou autres états intermédiaires.
Le murīd progresse ainsi de station en station, jusqu’à atteindre le tawḥīd (unicité divine) et l’‘irfān (connaissance spirituelle), qui constituent l’aboutissement du bonheur ultime. Le Prophète ﷺ a dit :
« Quiconque meurt en attestant qu’il n’y a de divinité qu’Allah entrera au Paradis. »
Le cheminement du murīd repose donc sur ces étapes successives, toutes fondées sur l’obéissance et l’ikhlāṣ (sincérité), elles-mêmes précédées et accompagnées de l’īmān (foi). De cette base naissent les aḥwāl (états) et les ṣifāt (qualités), en tant que fruits et résultats du cheminement. D’autres états émergeront encore, jusqu’à l’atteinte de la station de l’unicité (tawḥīd) et de la réalisation spirituelle (‘irfān).
Et s’il y a défaillance dans les fruits obtenus, c’est qu’il y eut un manquement dans ce qui les a précédés.
Les gens de la voie possèdent, en outre, des adāb (règles de conduite) spécifiques et un langage propre, composé de istiṭlāḥāt (termes techniques) qui circulent entre eux. Car la langue est un véhicule des significations partagées, et lorsque surgissent des sens inhabituels, des termes spécifiques sont créés pour les exprimer. Ainsi, ils se sont distingués par une science particulière, que ne pratiquent pas les autres gens de la sharī‘a (loi sacrée).
La science religieuse s’est dès lors scindée en deux branches :
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L’une, réservée aux fuqahā’ (juristes) et muftīs (détenteurs d’avis juridiques), concerne les aḥkām (règles) générales liées au culte, aux habitudes et aux transactions ;
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L’autre, propre aux soufis, porte sur la mujāhada, la muḥāsaba (examen de conscience), les dhawq (goûts spirituels) et mawājid (états inspirés), ainsi que sur l’évolution progressive de dhawq en dhawq, et l’explication de leurs concepts propres.
Lorsque les sciences furent codifiées, les fuqahā’ écrivirent sur le fiqh (jurisprudence), les uṣūl (fondements du droit), le kalām (théologie spéculative), le tafsīr (exégèse), etc. De leur côté, les maîtres de la ṭarīqa rédigèrent à leur tour. Certains écrivirent sur le wara‘ (scrupule religieux) et la muḥāsaba, comme al-Qushayrī dans al-Risāla, al-Suhrawardī dans ‘Awārif al-ma‘ārif, et bien d’autres. Al-Ghazālī, quant à lui, réunit les deux dimensions dans Iḥyā’ ‘ulūm al-dīn, exposant à la fois les règles du wara‘ et du iqtidā’ (suivi prophétique), ainsi que les adāb, sunan (pratiques prophétiques) et istiṭlāḥāt des soufis.
Ainsi, le taṣawwuf devint une science reconnue et codifiée au sein de la umma, alors qu’il n’était initialement qu’une voie d’adoration, transmise oralement, de cœur à cœur (ṣudūr al-rijāl), à l’image des autres sciences sacrées.
Cette mujāhada, tout comme la khalwa (retraite spirituelle) et le dhikr (rappel d’Allah), mènent généralement au kashf (levée du voile sensoriel) et à la découverte d’univers relevant de l’Ordre divin (al-Amr), imperceptibles aux sens ordinaires. L’âme fait partie de ces mondes subtils. Le kashf provient du fait que l’esprit (rūḥ), lorsqu’il se détourne du ḥiss ẓāhir (sens extérieur) pour se tourner vers le bāṭin (réalité intérieure), voit les perceptions sensorielles s’affaiblir tandis que les perceptions spirituelles s’intensifient, jusqu’à ce que l’âme s’élève, s’impose et se renouvelle.
Le dhikr contribue à ce processus, en étant comme une nourriture qui fait croître l’âme. Celle-ci se développe alors continuellement, jusqu’à atteindre le shuhūd (vision directe), après n’avoir été qu’‘ilm (connaissance conceptuelle). Le voile des sens (ḥijāb al-ḥiss) se lève, et l’âme accède à sa plénitude existentielle. Cela constitue l’essence même de l’idrāk (perception spirituelle).